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La portée de l’arrêt Melloni mise à l’épreuve par la Cour constitutionnelle allemande

Ljupcho Grozdanovski , 18 février 2016

La protection des droits fondamentaux est historiquement l’une des questions épineuses qui caractérise les rapports entre la Cour de justice de l’Union européenne et les Cours constitutionnelles des Etats Membres. Un point important de ces rapports est celui de l’équivalence des niveaux de protections requis au titre des Constitutions nationales des Etats membres, d’une part et, du droit de l’Union européenne, d’autre part. L’on a pu penser que cette équivalence a été confirmée dans l’arrêt dit Solange II de la Cour constitutionnelle allemande. Toutefois, l’ordre de celle-ci, publié le 26 janvier 2016 (BvR 2735/14), montre que ladite équivalence est loin de constituer un acquis, notamment dans des cas où il s’agit de sauvegarder des principes et valeurs constitutifs de l’identité constitutionnelle allemande.

L’ordre sous examen est similaire, tant au niveau des faits qu’au niveau des questions de droit, à l’arrêt Melloni de la Cour de justice de l’Union européenne (aff. C-399/11). Un ressortissant américain a fait l’objet d’une condamnation définitive, prononcée par une juridiction italienne. Le jugement de cette dernière était rendu par défaut, c’est-à-dire, en l’absence de l’accusé. En 2014, celui-ci fut arrêté en Allemagne sur le fondement d’un mandat d’arrêt européen issu des autorités italiennes. Devant les juridictions allemandes, il a fait valoir une violation du droit à un recours juridictionnel effectif, compte tenu du fait que l’arrêt du juge italien a été rendu in absentia, privant l’accusé de la possibilité réelle d’exercer son droit de la défense. Les autorités allemandes ont néanmoins procédé à l’extradition, en estimant qu’il n’y avait aucune violation du droit à un recours juridictionnel effectif. La Cour constitutionnelle allemande s’est alors prononcée sur le fait de savoir si une extradition, effectuée au titre d’un mandat d’arrêt européen, d’un accusé condamné in absentia, viole l’article 1 de la Loi fondamentale allemande qui prévoit, à son paragraphe 1, le caractère inaliénable du droit à la dignité humaine. Dès lors que le contrôle de constitutionnalité portait, en substance, sur la compatibilité d’une disposition de droit de l’Union européenne avec l’une des clauses non-révisables de la Loi fondamentale allemande, la Cour constitutionnelle allemande a qualifié ce contrôle de ‘contrôle d’identité constitutionnelle’, au sens de l’article 1 de la Loi fondamentale ainsi que de l’article 4, paragraphe 2, du traité UE.

La Cour constitutionnelle allemande a rappelé que le droit pénal allemand repose sur le principe de responsabilité individuelle, en tant qu’expression du droit à la dignité humaine. L’effectivité de ce principe serait remise en cause, si l’accusé était privé de la possibilité réelle d’exercer son droit de la défense devant une juridiction compétente. Le juge allemand, chargé d’exécuter le mandat d’arrêt européen, était donc tenu de procéder à l’extradition de l’accusé, à condition que les droits énoncés à l’article 1 de la Loi fondamentale avaient été garantis. La Cour de Karlsruhe a reconnu que la décision-cadre 2002/584, fondée sur le principe de reconnaissance mutuelle, met en place un système d’extradition dont l’effectivité doit être assurée par les autorités compétentes des Etats membres. Toutefois, même si ladite décision-cadre est ‘formellement’ compatible avec le niveau de protection des droits fondamentaux requis en droit de l’Union européenne, ce niveau ne saurait être inférieur à celui exigé au titre de la Loi fondamentale. Une condamnation par défaut, ne donnant aucune possibilité réelle à l’accusé d’exercer son droit de la défense, constitue une violation du droit à la dignité humaine, énoncé à l’article 1, paragraphe 1, de la Loi fondamentale.

L’ordre de la Cour constitutionnelle allemande peut être mis en lien avec la décision du Tribunal constitutionnel espagnol dans l’affaire Melloni. Ces deux juridictions ont estimé que les condamnations par défaut, bien qu’admises en droit italien, sont contraires aux exigences constitutionnelles espagnoles et allemandes, relatives au droit à un procès équitable. Il faut, toutefois, rappeler que le Tribunal constitutionnel espagnol avait saisi la Cour de justice de l’Union sur le fondement de l’article 267 du traité FUE. Dans l’arrêt Melloni, cette dernière a jugé que la décision-cadre 2002/584, telle que modifiée par la décision-cadre 2009/299, prévoit de manière exhaustive les cas de non-exécution d’un mandat d’arrêt européen et que ces cas doivent être examinés uniquement à l’égard du niveau de protection requis au titre de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. En revanche, la Cour constitutionnelle allemande s’est considérée dispensée du devoir d’introduire une demande de décision préjudicielle devant la Cour de justice, estimant être en présence d’un acte clair. Elle a effectué le contrôle dit d’identité constitutionnelle, sans tenir compte de la Charte des droits fondamentaux de l’Union.

L’ordre de la Cour constitutionnelle allemande s’inscrit dans le thème du ‘dialogue’ entre la Cour de justice de l’Union européenne et les juridictions constitutionnelles des Etats membres. En effet, dans l’arrêt Melloni, la Cour de justice de l’Union a jugé que la Charte des droits fondamentaux s’applique dans des domaines exhaustivement couverts par des dispositions du droit de l’Union européenne. Il s’agit, en substance, de l’interprétation de l’article 51, paragraphe1, de la Charte retenue dans l’arrêt Åkerberg Fransson (C-617/10). En revanche, l’ordre de la Cour constitutionnelle allemande laisse penser que le contrôle dit d’identité constitutionnelle peut conduire à privilégier l’application d’un standard national de protection des droits fondamentaux, même lorsqu’il s’agit d’un domaine qui est exclusivement régi par le droit de l’Union européenne. L’évolution du dialogue entre la Cour de justice de l’Union européenne et les juges constitutionnels des Etats membres montrera si l’ordre de la Cour constitutionnelle allemande a créé un précédent, ouvrant la porte aux juridictions constitutionnelles des autres Etats membres d’écarter l’application d’une disposition du droit de l’Union européenne au motif d’une atteinte portée aux principes et valeurs constitutifs de leurs identités constitutionnelles.

Ljupcho Grozdanovski, «La portée de l’arrêt Melloni mise à l’épreuve par la Cour constitutionnelle allemande», Actualité du 18 février 2016, disponible sur www.ceje.ch