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Interprétation de l’ALCP : le droit à l’égalité de traitement en matière d’acquisition immobilière ne bénéficie pas aux personnes morales

Diane Grisel , 12 avril 2010

La Cour de justice a rendu, le 11 février 2010, un troisième arrêt sur l’interprétation de l’accord sur la libre circulation des personnes signé le 21 juin 1999 entre, d’une part, la Confédération suisse et, d’autre part, la Communauté européenne et ses Etats membres (ALCP) (arrêt Fokus Invest AG, aff. C-541/08). La Cour était appelée à se prononcer sur l’extension aux personnes morales du droit à l’égalité de traitement en matière d’acquisition immobilière accordé aux ressortissants des parties contractantes ayant droit de séjour ainsi qu’aux frontaliers (art. 7, let. f, ALCP et art. 25 de l’annexe I ALCP).

Les faits de l’affaire sont les suivants : la société de droit autrichien Finanzierungsberatung-Immobilientreuhand und Anlageberatung GmbH (« FIAG »), dont le siège est situé à Vienne, a acquis un bien immobilier dans la capitale autrichienne. A l’époque de cette transaction, les parts de FIAG étaient détenues par diverses sociétés de droit suisse, dont la société Fokus Invest AG. Conformément à la législation autrichienne, l’acquisition d’un immeuble par une personne morale dans laquelle des ressortissants étrangers détiennent une participation majoritaire est subordonnée à la délivrance d’une autorisation administrative. Une exception à cette exigence est prévue pour les personnes bénéficiant des libertés découlant du droit de l’Union européenne, de l’accord sur l’EEE ou d’engagements internationaux prévoyant des dispositions contraires. En cas d’exemption, une « attestation négative » est alors délivrée par l’autorité compétente.

Le contrat de vente en l’espèce indiquait qu’une autorisation n’était pas nécessaire en raison de l’article 25 de l’annexe I ALCP, lequel précise le droit d’acquérir des immeubles ancré à l’article 7, lettre f, ALCP. La société FIAG a donc demandé l’inscription de son droit de propriété au registre foncier et la radiation des inscriptions y figurant sans disposer d’autorisation ou d’attestation négative. La société Fokus Invest AG, qui bénéficiait d’une annotation en sa faveur sur le registre foncier, s’est opposée à ladite radiation. La juridiction de renvoi chargée de trancher le litige pose deux questions à la Cour de justice, dont seule la première concerne l’ALCP, la seconde concernant la libre circulation des capitaux au sens du traité FUE.

Premièrement, s’agissant de la question relative à l’application aux personnes morales des dispositions de l’accord sur les acquisitions immobilières, la Cour de justice rappelle l’arrêt Grimme de 2009 (aff. C-351/08) dans lequel elle a conclu que le droit d’établissement prévu dans l’accord bénéficiait exclusivement aux personnes physiques et non aux sociétés. Les arguments développés pour aboutir à cette conclusion sont également pertinents dans la présente affaire : d’une part, la Suisse, en refusant d’adhérer à l’Espace économique européen (EEE), n’a pas souscrit à un projet d’un ensemble économique intégré avec un marché unique mais a préféré s’engager sur la voie bilatérale en concluant des accords dans des domaines précis. L’interprétation des dispositions du droit de l’Union ne peut donc pas sans autre être transposée à l’interprétation de l’accord. En l’espèce, la Cour de justice nie la pertinence, dans le cadre de l’interprétation de l’accord, de l’article 48 CE (actuel article 54 traité FUE), qui assimile dans le droit de l’Union les sociétés aux personnes physiques en matière de liberté d’établissement. D’autre part, les objectifs de l’accord, définis à l’article 1er ALCP, sont établis en faveur des personnes physiques, à l’exception du droit à la prestation de services qui bénéficie, en vertu d’une mention expresse dans l’accord, également aux personnes morales. Dans la présente affaire, l’article 25 de l’annexe I ALCP, lequel régit les acquisitions immobilières, ne mentionne comme titulaires des droits qu’il confère que les ressortissants d’une partie contractante ayant droit de séjour et les frontaliers ; une extension des bénéficiaires aux personnes morales n’est donc pas envisageable.

En conclusion, les articles 7, lettre f, ALCP et 25 de l’annexe I ALCP qui établissent l’égalité de traitement avec les ressortissants nationaux en matière d’acquisition immobilière ne bénéficient qu’aux personnes physiques.

Deuxièmement, la Cour de justice était interrogée sur la compatibilité de la réglementation autrichienne relative à l’acquisition par des ressortissants étrangers de biens immobiliers avec les articles 63ss traité FUE garantissant la libre circulation des capitaux. Aux termes de l’article 64, paragraphe 1, traité FUE, les Etats membres sont autorisés à maintenir des restrictions existant avant le 31 décembre 1993 aux mouvements de capitaux à destination ou en provenance de pays tiers (comme la Suisse) lorsqu’ils impliquent des investissements directs, y compris les investissements immobiliers. En l’espèce, la législation autrichienne en cause a certes été modifiée en 1998, mais la modification ne porte que sur l’autorité compétente et la procédure à suivre pour confirmer l’existence d’une exemption à l’obligation de disposer d’une autorisation ; la substance même de la réglementation en vigueur avant le 31 décembre 1993 et sa logique n’ont pas changé. Dès lors, la restriction mise en place par la législation autrichienne en matière d’acquisitions immobilières par des ressortissants étrangers constitue une restriction admissible à la libre circulation des capitaux à l’égard de la Suisse comme pays tiers.

L’arrêt Fokus Invest souligne encore une fois, à la suite de l’arrêt Grimme, la portée très restreinte de l’ALCP pour les personnes morales, étant donné que ces dernières bénéficient des droits prévus dans l’accord uniquement en matière de prestations de services ne dépassant pas 90 jours de travail effectif par année civile (art. 5, al. 1, ALCP en relation avec l’art. 18 de l’annexe I ALCP). Nonobstant cet effet limité de l’accord pour les personnes morales, il convient de préciser que l’ALCP est susceptible d’avoir un impact non négligeable en droit suisse des sociétés. En particulier, les conditions de nationalité et de domicile en Suisse d’une partie des organes de certaines sociétés, lesquelles ont été récemment abolies, ou à tout le moins assouplies, peuvent être interprétées comme des restrictions à la libre circulation des personnes physiques contraires à l’ALCP (voir par exemple, s’agissant de la société anonyme, l’abolition de la condition de nationalité pour les membres du conseil d’administration et l’assouplissement de la condition de domicile en Suisse, art. 708 CO et 718 al. 4 CO, modifiés par la loi fédérale du 16 décembre 2005, en vigueur depuis le 1er janvier 2008, RO 2007 4791).


Reproduction autorisée avec indication : Diane Grisel, "Interprétation de l’ALCP : le droit à l’égalité de traitement en matière d’acquisition immobilière ne bénéficie pas aux personnes morales", www.ceje.ch, actualité du 12 avril 2010.