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L’arbitrage et la reconnaissance des jugements sous le règlement « Bruxelles I » – enseignements de l’affaire « Prestige »

Alicja Slowik , 15 juillet 2022

Dans l’arrêt récent London Steam-Ship Owners’ Mutual Assistance Association Ltd v. Spain la Cour de justice de l’UE a précisé la portée de l’exclusion du champ d’application matériel du Règlement n° 44/2001 (règlement « Bruxelles I », abrogé par Règlement n° 1215/2012 « Bruxelles I bis ») des question relatives à l’arbitrage. La Grande chambre a dit pour droit que, dans certaines circonstances, l’arbitrage initié dans un État membre ne peut pas bloquer la reconnaissance d’un arrêt rendu dans un autre État membre.

En novembre 2002 un navire pétrolier « Prestige » flottant sous pavillon des Bahamas, s’était brisé en deux provoquant de grands dégâts environnementaux sur les côtes espagnoles et françaises. La catastrophe a donné lieu à un contentieux complexe entre l’État espagnol et les assureurs du navire. Deux procédures civiles ont été entamées dans deux États membres. D’une part, l’État espagnol a intenté une action en responsabilité contre l’assureur devant les juridictions espagnoles. Au bout d’une longue procédure, London P&I Club (assureur) a été condamné à la réparation du dommage causé, dans la limite d’un milliard de dollars prévue par le contrat d’assurance. D’autre part, postérieurement à l’introduction de l’action en Espagne, l’assureur a engagé une procédure d’arbitrage à Londres, sur la base d’une clause compromissoire figurant dans le contrat d’assurance. L’État espagnol n’a pas participé à la procédure d’arbitrage bien qu’il y ait été invité. Le tribunal arbitral a considéré qu’en vertu d’une clause contractuelle « pay to be paid » la responsabilité de London P&I Club ne pouvait pas être engagée à l’égard de l’Espagne avant que les propriétaires du navire n’aient payé les dommages aux victimes. La sentence était manifestement inconciliable avec le jugement espagnol condamnant l’assureur. Ultérieurement, la Haute Cour de justice anglaise (High Court of Justice) a rendu un arrêt reprenant les termes de la sentence arbitrale.

Les autorités espagnoles ont demandé aux juridictions britanniques la reconnaissance de la décision espagnole ordonnant l’exécution de la condamnation judiciaire de London P&I Club à la réparation du dommage. Dans ces circonstances, la High Court of Justice s’était posé plusieurs questions relatives à l’interprétation du règlement n° 44/2001[1]. La juridiction se demandait plus précisément si l’existence dans l’État membre requis d’un arrêt reprenant les termes de la sentence arbitrale pouvait empêcher la reconnaissance d’une décision provenant d’un autre État membre dans la mesure où les effets de l’arrêt et de la décision étaient inconciliables. La CJUE devait trancher la question de savoir si un arrêt rendu par une juridiction britannique était susceptible de constituer une décision au sens de l’article 34, point 3, du règlement « Bruxelles I » qui ferait obstacle à la reconnaissance de la décision espagnole. Selon l’article 34, point 3, « [u]ne décision n'est pas reconnue si […] elle est inconciliable avec une décision rendue entre les mêmes parties dans l'État membre requis ».

Tout d’abord, la Cour a rappelé que les règlements « Bruxelles I » et « Bruxelles I bis » excluent l’arbitrage de leur champ d’application.  Elle a observé que le considérant 12 du règlement « Bruxelles I bis » « souligne désormais que ce règlement ne s’applique pas à une action ou une décision concernant la reconnaissance ou l’exécution d’une sentence arbitrale. » (point 46) pour en déduire « qu’un arrêt reprenant les termes d’une sentence arbitrale relève de l’exclusion de l’arbitrage » (point 48). Or, cela ne signifie pas qu’un tel arrêt ne pourrait pas constituer « une décision » au sens de l’article 34, point 3, du règlement « Bruxelles I ». La notion de « décision » devrait recevoir une définition large. La Cour a jugé qu’un arrêt reprenant les termes d’une sentence arbitrale peut constituer une « décision » à condition que la sentence arbitrale en question ait été rendue dans le respect des dispositions et objectifs fondamentaux du règlement « Bruxelles I ». Plus précisément, un tel arrêt ne saurait être qualifié comme décision « dans l’hypothèse où la sentence arbitrale dont cet arrêt reprend les termes a été adoptée dans des circonstances qui n’auraient pas permis l’adoption, dans le respect des dispositions et des objectifs fondamentaux de ce règlement, d’une décision judiciaire relevant du champ d’application de celui-ci » (point 54). En l’espèce, le contenu de la sentence arbitrale n’aurait pas pu faire l’objet d’une décision judiciaire relevant du champ d’application du règlement « Bruxelles I » puisque cela aurait entraîné le risque de la violation des « règles fondamentales » de ce règlement, à savoir, l’effet relatif d’une clause compromissoire insérée dans un contrat d’assurance et la litispendance (point 59).

En ce qui concerne l’effet relatif d’une clause compromissoire, il ne faut pas que l’insertion d’une telle clause ait pour effet de priver la victime d’un dommage assuré de la possibilité, là où le droit national le permet, d’intenter l’action contre l’assureur devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit, ou devant le tribunal du lieu où elle est domiciliée.  En ce qui concerne la litispendance, la Cour a observé qu’à la date d’engagement de la procédure d’arbitrage, une procédure était déjà pendante devant les juridictions espagnoles. La procédure d’arbitrage intentée par London P&I Club impliquait les mêmes parties, avait le même objet et la même cause que la procédure intentée en Espagne. Il s’agissait donc clairement d’une situation de litispendance. Suivant le raisonnement de la Cour, en vertu de l’article 27 du règlement, en tant que « juridiction » saisie en second lieu le tribunal arbitral aurait dû sursoir à statuer et lorsque la compétence était établie, se dessaisir en faveur de la juridiction compétente.

Pour la CJUE, la juridiction anglaise saisie en vue de rendre un arrêt reprenant les termes d’une sentence arbitrale aurait dû vérifier le respect des dispositions et des objectifs fondamentaux du règlement « Bruxelles I », notamment ceux concernant l’effet relatif de la clause compromissoire et les règles de litispendance. Une telle vérification n’a pas eu lieu en l’espèce. Pour cette raison, la Cour de justice a conclu que l’arrêt reprenant les termes de la sentence arbitrale ne constituait pas une décision au sens de l’article 34, point 3.

L’arrêt de grande chambre renforce le rayonnement du « régime Bruxelles » sur le déroulement du contentieux international. Les juridictions statuant sur la validité ou l’exécution d’une sentence arbitrale ont l’obligation de vérifier si la sentence a été adoptée dans le respect des dispositions et objectifs fondamentaux du règlement « Bruxelles I ». La solution adoptée par la Cour de justice se justifie par le souci d’assurer le respect des règles fondamentales du règlement, notamment, du principe de litispendance et de l’objectif de la protection de parties faibles au contrat. Les intéressés ne devraient pas pouvoir échapper à ces règles par le biais du recours à la procédure d’arbitrage. Il est essentiel ainsi que les tribunaux arbitraux statuant en matière civile et commerciale s’assurent que la procédure d’arbitrage n’a pas été engagée postérieurement à l’action en justice ou en méconnaissance des dispositions protégeant les parties faibles. L’absence d’un tel contrôle entraîne un risque du refus de l’exécution de la sentence par les juridictions.

Alicja Słowik, L’arbitrage et la reconnaissance des jugements sous le règlement « Bruxelles I » – enseignements de l’affaire « Prestige », actualité du CEJE n°18/2022, 15 juillet 2022, disponible sur www.ceje.ch



[1] Le règlement 44/2001 était bien applicable au Royaume-Uni au moment de l’introduction de l’action en justice dans la présente affaire. Il est à noter également que, comme le souligne l’Avocat Général dans ses Conclusions dans la présente affaire, la demande de décision préjudicielle a été introduite le 22 décembre 2020, c’est-à-dire avant la fin de la période de transition suivant le « Brexit » (31 décembre 2020): la CJUE était donc compétente pour répondre aux questions préjudicielles et la juridiction de renvoi est liée par l’arrêt rendu par la CJUE (v. point 29 des Conclusions).