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Conflit de normes en matière civile et commerciale et recherche de cohérence dans l’application du droit de l’Union européenne

Ljupcho Grozdanovski , 18 mai 2010

En droit de l’Union européenne, le règlement n° 44/2001 pose le régime général de la coopération judiciaire en matière civile et commerciale. En droit international, l’absence d’un cadre général de coopération judiciaire dans ledit domaine est palliée par le nombre croissant d’instruments juridiques qui prévoient la reconnaissance et l’exécution des jugements dans des domaines spécifiques à caractère civil ou commercial ; la convention relative au contrat de transport international de marchandise par route (ci-après CMR) en est exemple. Cette dernière a été conclue au sein de l’ONU et compte cinquante Etats signataires, dont tous les Etats membres de l’Union européenne. Le conflit entre les normes européennes et internationales en la matière, que l’on pouvait anticiper, s’est finalement réalisé et a fait l’objet d’un arrêt C-533/08, rendu par la Cour de justice le 4 mai 2010.

Deux sociétés néerlandaises, TNT et Siemens, ont conclu un contrat de transport de marchandises par route à destination de l’Allemagne. Suite à la perte de celles-ci, TNT a engagé une action en dommages et intérêts contre AXA, l’assureur de Siemens, d’abord devant le tribunal de Rotterdam, ensuite devant le juge d’appel d’Utrecht. Alors que ce dernier ne s’est pas encore prononcé sur l’affaire, AXA a saisi le tribunal de Munich d’une action en dommages et intérêts contre TNT pour la perte des mêmes marchandises. Ayant obtenu gain de cause, AXA a demandé au tribunal d’Utrecht de reconnaître et d’exécuter le jugement rendu en Allemagne, conformément au règlement n° 44/2001. TNT s’est fortement opposée à ladite demande. Elle a invoqué l’exception d’ordre public afin de contester la compétence du juge allemand qui n’a pas respecté le principe de litispendance énoncé dans le règlement n° 44/2001. AXA a souligné que conformément à l’article 35 dudit règlement, l’exception invoquée ne saurait permettre au juge de l’Etat membre de réception de contrôler la compétence du juge de l’Etat membre responsable de l’émission du jugement. Le tribunal d’Utrecht a donné raison à AXA et a rejeté le recours de TNT qui s’est pourvue en cassation. Elle a soutenu que le juge néerlandais avait la capacité de contrôler la compétence du juge allemand en vertu l’article 31 de la CMR.

Compte tenu de l’application possible du règlement n° 44/2001 et de la CMR, le juge de cassation néerlandais a décidé de sursoir à statuer et de poser six questions préjudicielles à la Cour de justice, qui portent, en substance, sur deux aspects majeurs de la présente affaire.

En premier lieu, le juge interroge la Cour sur le droit applicable, car le litige relève tant du champ d’application de la CMR que de celui du règlement n° 44/2001. Plus particulièrement, il est demandé à la Cour de se prononcer sur la possibilité d’exclure l’application ce dernier au profit de la CMR. Selon l’interprétation proposée par TNT, l’article 31 de ladite convention permettrait au juge de l’Etat membre requis de contrôler la compétence du juge de l’Etat membre d’origine.

En second lieu, le juge néerlandais demande à la Cour de se prononcer sur sa propre compétence d’interpréter la CMR, lorsque celle-ci est applicable en tant que « convention spéciale » au sens du règlement n° 44/2001.

La Cour de justice met d’abord l’accent sur le problème de litispendance et sur la possibilité pour le juge de l’Etat membre requis de contrôler la compétence du juge de l’Etat membre d’origine. Elle rappelle qu’il convient « pour l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également de son contexte et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie » (pt 44). Dans son appréciation de l’article 71, paragraphe 2, du règlement n° 44/2001, la Cour conclut que celui-ci n’exclut pas l’application d’une convention spéciale, telle que la CMR (pt 47). Il est toutefois souligné que cette dernière, bien qu’applicable, ne saurait conduire à des résultats moins favorables que ceux prévus en droit de l’Union européenne (pt 51). Par conséquent, les procédures de reconnaissance et d’exécution de jugements contenues dans la CMR ne seraient appliquées au sein de l’Union que si « elles présentent un haut degré de prévisibilité, facilitent une bonne administration de la justice et permettent de réduire au maximum le risque de procédures concurrentes » (pt 53).

En ce qui concerne l’interprétation de l’article 31 de la CMR, la Cour considère, eu égard de la confiance réciproque dans la justice, que la juridiction de l’Etat membre requis n’est, en aucun cas, mieux placée que la juridiction de l’Etat d’origine, pour se prononcer sur la compétence de cette dernière. Dès lors, l’article 31 de la CMR ne peut être appliqué au sein de l’Union européenne « que s’il permet d’atteindre les objectifs de la libre circulation des décisions en matière civile et commerciale ainsi que de la confiance réciproque dans la justice au sein de l’Union dans des conditions au moins aussi favorables que celles résultant de l’application du règlement n° 44/2001 » (pt 55).

S’agissant de la compétence de la Cour de justice pour interpréter les dispositions de la CMR, celle-ci souligne que ladite convention ne lui attribue aucune compétence lui permettant d’interpréter l’article 31. Il est constant que la Cour peut assurer, au titre de l’article 267 FUE, l’interprétation des accords internationaux conclus par l’Union, dans la mesure où ces derniers sont intégrés dans l’ordre juridique de celle-ci (pt 59). Cependant, elle n’est pas compétente pour les questions d’interprétation relatives aux accords conclus entre des Etats membres et des Etats tiers, à l’exception des cas où l’Union a assumé « les compétences précédemment exercées par les Etats membres dans le domaine d’application d’une convention internationale » (pt 62). Comme la CMR ne lie pas l’Union, la Cour de justice n’est pas compétente pour interpréter l’article 31 de ladite convention.

La présente affaire illustre les limites de la compétence de la Cour de justice en matière d’interprétation des accords internationaux conclus par les Etats membres. Toujours soucieuse de la cohérence du droit de l’Union européenne, la Cour indique au juge national les éléments à prendre en considération pour lui permettre d’assurer la bonne exécution des engagements internationaux assumés par les Etats membres, sans porter atteinte à la réalisation effective des objectifs du droit de l’Union.


Reproduction autorisée avec indication de la source : Ljupcho Grozdanovski, "Conflit de normes en matière civile et commerciale et recherche de cohérence dans l’application du droit de l’Union européenne", www.ceje.ch, actualité du 18 mai 2010.