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Le ‘centre des intérêts’ des entreprises-victimes de diffamation en ligne et détermination du juge compétent

Ljupcho Grozdanovski , 27 octobre 2017

Parmi les règles de conflit contenues dans le règlement n° 1215/2012 sur la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile, l’article 7, point 2 du règlement n° 1215/2012 désigne comme compétentes les juridictions du lieu où un fait dommageable s’est produit ou risque de se produire. La Cour de justice a précisé la portée de cette disposition dans des affaires relatives à la réparation de dommages subis par des particuliers, du fait d’une publication de contenu diffamatoire dans la presse (arrêt Shevill, C-68/93) et en ligne (arrêt eDate, aff. jtes C‑509/09 et C‑161/10). S’est, toutefois, posée la question de savoir si les principes consacrés dans cette jurisprudence peuvent être appliqués aux cas dans lesquels la personne lésée est une personne morale. La Cour a répondu à cette question dans l’arrêt Bolagsupplysningen et Ilsjan (aff. C-194/16), rendu en grande chambre le 17 octobre 2017.

Une société de droit suédois a inscrit une société de droit estonien sur une ‘liste noire’, disponible en ligne, au motif que cette société aurait commis des actes de fraude et de tromperie. Suite à cette publication, environ mille commentaires, dont quelques appels directs à la violence, étaient publiés sur un forum de discussion. S’estimant lésée, la société estonienne a saisi les juridictions estoniennes d’une demande de rectification des données inexactes publiées, la suppression des commentaires ainsi que le versement de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi. Les juridictions estoniennes de fond et d’appel se sont déclarées incompétentes pour connaître l’affaire, dès lors que le dommage subi par la requérante s’est matérialisé en Suède. En dernier ressort, les juges estoniens ont éprouvé des doutes quant à leur compétence pour ordonner la rectification du contenu publié en ligne et la réparation de l’intégralité du dommage que la requérante prétendait avoir subi. La Cour de justice a alors été saisie de trois questions préjudicielles. Par sa première question, la juridiction de renvoi a, en substance, interrogé la Cour sur la possibilité pour une personne morale ayant subi un dommage du fait de publications diffamatoires en ligne, d’introduire des actions en indemnisation dans chaque Etat membre où ces publications étaient accessibles. Par ses deuxième et troisième questions, ladite juridiction a demandé à la Cour si une personne morale, victime de publications diffamatoires disponibles sur Internet, peut former un recours tendant à la rectification et à la suppression de ces publications, ainsi qu’à la réparation de l’intégralité du préjudice subi devant les juridictions de l’Etat membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts.

Dans ses réponses aux deuxième et troisième questions, la Cour de justice a souligné qu’au sens de sa jurisprudence, l’expression ‘lieu où le dommage s’est produit ou risque de se produire’ vise, à la fois, le lieu de l’évènement causal et celui de la matérialisation du dommage. Les juridictions estoniennes n’avaient donc pas la compétence au titre de l’article 7 du règlement n° 1215/2012, dans la mesure où l’évènement causal est survenu en Suède. Il fallait, toutefois, déterminer si cette compétence pouvait être établie suivant le critère du lieu de matérialisation du dommage. Sur ce point, il résulte de l’arrêt eDate (aff. jtes C‑509/09 et C‑161/10) que, dans une affaire concernant l’atteinte aux droits de la personnalité commises dans le cas spécifique d’Internet, une personne lésée doit avoir la faculté de saisir les juridictions de l’Etat membre dans lequel se trouve le centre de ces intérêts. Pour une personne physique, le centre des intérêts correspond, en général, au lieu où elle a sa résidence habituelle. Pour les personnes morales en revanche, le centre des intérêts doit traduire le lieu où la réputation commerciale de l’entreprise lésée est la plus établie. Ce lieu est, selon la Cour, celui où l’intéressée exerce l’essentiel de son activité économique (pt 41). Le siège statutaire d’une entreprise n’est donc pas un critère de rattachement décisif pour la désignation des juridictions compétentes au sens de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012. En effet, une personne morale peut exercer la majeure partie de ses activités dans un Etat membre autre que celui dans lequel elle a son siège statutaire. Dès lors que la requérante dans l’affaire au principal exerçait l’essentiel de son activité économique en Suède, une atteinte à sa réputation commerciale était ressentie plus fortement dans cet Etat membre. Les juridictions suédoises étaient donc les mieux placées pour apprécier l’existence et l’étendue de cette atteinte.

Dans sa réponse à la première question préjudicielle, la Cour de justice a considéré que, contrairement à ce qu’elle a conclu dans l’arrêt Shevill s’agissant de la publication d’articles de presse, une entreprise ayant été victime de publications diffamatoires en ligne ne pouvait pas introduire des actions en indemnisation dans chaque Etat membre où ces publications pouvaient être consultées. Dès lors que la diffusion en ligne de données de nature ubiquitaire est, en principe, universelle (pt 48 de l’arrêt), une demande visant à la rectification ou à la suppression de telles données doit être une et indivisible et portée devant une juridiction qui serait compétente pour connaître l’intégralité de l’action en indemnisation.

L’un des apports de l’arrêt sous examen est la clarification de la portée de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012. Le critère du ‘centre des intérêts’ des victimes de publications diffamatoires s’applique lorsqu’il s’agit de désigner la juridiction compétente pour connaître les actions en indemnisation introduites tant par des personnes physiques que par des personnes morales. Toutefois, à la différence des personnes physiques, pour lesquelles le centre des intérêts coïncide habituellement avec leur lieu de résidence, pour les personnes morales, la Cour de justice a établi un lien de rattachement étroit entre le lieu où une entreprise exerce l’essentiel de son activité économique et le lieu où sa réputation commerciale est, ou risque d’être, le plus affectée.

Cet arrêt illustre, plus généralement, les incidences du développement des nouvelles technologies sur l’interprétation des dispositions du droit de l’Union. La spécificité des publications en ligne par rapport aux publications dans la presse a conduit la Cour de justice à retenir des critères d’interprétation des règles de conflit en matière délictuelle et quasi-délictuelle différents de ceux qu’elle a retenus dans l’arrêt Shevill de 1995.

 

Ljupcho Grozdanovski et Jeanne Clément, « Le ‘centre des intérêts’ des entreprises-victimes de diffamation en ligne et détermination du juge compétent », actualité du 27 octobre 2017, www.ceje.ch.