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Mesures d’éloignement : de la nécessité d’un examen individuel à la lumière du principe de proportionnalité

Diane Grisel , 30 novembre 2010

Dans un arrêt du 23 novembre 2010 rendu dans sa composition en grande chambre (aff. C-145/09), la Cour de justice a relevé l’importance de respecter les droits fondamentaux et le principe de proportionnalité au moment de prononcer une mesure d’éloignement du territoire d’un Etat membre.

L’affaire concerne un ressortissant grec, Monsieur Tsakouridis, né en Allemagne en 1978 et qui y a demeuré depuis, à l’exception de deux séjours de plusieurs mois en Grèce. Après quatre condamnations à des amendes pour diverses infractions, il a écopé d’une peine de six ans et six mois d’emprisonnement par un tribunal de Stuttgart pour commerce illégal en bande organisée de stupéfiants en grandes quantités, à huit reprises. Une mesure d’éloignement du territoire allemand a été prononcée à son encontre.

Les questions posées, sur renvoi préjudiciel, à la Cour de justice portent principalement sur deux aspects relatifs à l’interprétation de l’article 28, paragraphe 3, lettre a, de la directive 2004/38, lequel prévoit qu’une décision d’éloignement à l’égard d’un citoyen de l’Union ayant séjourné dans l’Etat membre d’accueil pendant les dix années précédentes doit être fondée sur des raisons impérieuses de sécurité publique définies par les Etats membres. L’article 28, paragraphe 3, instaure une protection renforcée contre l’éloignement des citoyens séjournant depuis dix ans dans l'Etat membre d'accueil conformément au principe adopté dans la directive selon lequel « plus l’intégration des citoyens de l’Union et des membres de leur famille est forte dans l’Etat membre d’accueil et plus forte devrait être la protection contre l’éloignement » (consid. 24 de la directive 2004/38). Ainsi, alors que le principe général, posé à l’article 27, soumet une limitation du droit d’entrée et de séjour des citoyens de l’Union et des membres de leur famille à l’existence de raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique, l’article 28, paragraphe 2, soumet de telles limitations à l’égard de citoyens bénéficiant du droit de séjour permanent (octroyé après un séjour ininterrompu de cinq ans sur le territoire de l'Etat membre d'accueil) à l’existence de motifs graves d’ordre public ou de sécurité publique.

Premièrement, le traité étant muet sur les circonstances susceptibles d’entraîner l’interruption de la période de séjour de dix ans permettant de bénéficier de la protection renforcée contre l’éloignement de l’article 28, paragraphe 3, lettre a, la juridiction de renvoi envisage d’appliquer par analogie la condition relative à la perte du droit de séjour permanent prévue à l’article 16, paragraphe 4, de la directive 2004/38, à savoir des absences d’une durée supérieure à deux ans consécutifs de l’Etat membre d’accueil. La Cour de justice rejette une telle analogie et privilégie une « appréciation globale de la situation de l’intéressé chaque fois au moment précis où se pose la question de l’éloignement » (§ 32) afin de déterminer si les absences de l’Etat membre d’accueil s’opposent au bénéfice de la protection renforcée. Il s’agit d’apprécier si les absences de l’Etat membre d’accueil impliquent un déplacement vers un autre Etat membre du centre des intérêts personnels, familiaux ou professionnels, en prenant en considération la durée de chacune des absences ainsi que leur durée cumulée, leur fréquence et les raisons qui les ont motivées. Il appartient donc à la juridiction de renvoi de procéder à cette appréciation dans le cas de Monsieur Tsakouridis.

Deuxièmement, s’agissant de la notion de « raisons impérieuses de sécurité publique », la Cour de justice précise, d’une part, qu’il s’agit d’une notion considérablement plus stricte que celle de « motifs graves d’ordre public ou de sécurité publique » au sens de l’article 28, paragraphe 2 et qu’elle vise uniquement des circonstances exceptionnelles, à savoir l’existence d’une atteinte à la sécurité publique qui présente un degré de gravité particulièrement élevé. D’autre part, la notion de « sécurité publique » ne doit pas être entendue dans un sens étroit n’englobant que la protection d’un Etat membre ou de ses institutions mais comprend également la lutte contre la criminalité liée au trafic de stupéfiants en bande organisée, dont la Cour de justice relève les effets dévastateurs, tant pour les individus que pour la société et l’économie en général. Conformément aux principes fondamentaux ancrés à l’article 27, paragraphe 2, de la directive 2004/38, les mesures d’ordre public ou de sécurité publique doivent respecter le principe de proportionnalité et supposent que la personne concernée représente une menace actuelle et réelle pour un intérêt fondamental de la société, l’existence de condamnations pénales antérieures, même à une peine de cinq ans au moins, ne pouvant à elles seules motiver de telles mesures. La décision d’éloigner un citoyen de l’Union doit être fondée sur un examen individuel de chaque cas d’espèce et être nécessaire pour atteindre l’objectif visé sans qu’il existe une mesure moins dommageable pour l’intéressé. Se référant aux conclusions de l’Avocat général, qui souligne qu’il est dans l’intérêt général de l’Union que les conditions de libération de ses citoyens soient de nature à les détourner de la délinquance et à éviter les risques de récidive, la Cour de justice retient que la réinsertion sociale des citoyens dans l’Etat dans lequel ils sont véritablement intégrés est dans l’intérêt général de l’Union. Ainsi, dans l’application de la directive 2004/38, il convient de mettre en balance le caractère exceptionnel de la menace d’atteinte à la sécurité publique en raison du comportement personnel de l’intéressé, évaluée au moment de la décision d’éloignement à l’aune, entre autres, des peines encourues et du danger de récidive, avec le risque de compromettre la réinsertion sociale du citoyen dans l’Etat dans lequel il est intégré. Cette appréciation doit tenir compte des droits fondamentaux, et notamment du droit au respect de la vie privée et familiale énoncé à l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union et à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Quant à l’application du principe de proportionnalité, il convient de prendre en compte, entre autres, la gravité de l’infraction commise, la durée du séjour de l’intéressé dans l’Etat membre d’accueil, la durée qui s’est écoulée et le comportement de l’intéressé depuis l’infraction ainsi que la solidité des liens tissés avec l’Etat membre d’accueil. Ainsi, seules de « très solides raisons » peuvent justifier l’éloignement d’un citoyen de l’Union qui a passé la majeure partie de sa jeunesse dans l’Etat membre d’accueil (§ 53). Dans le cas de Monsieur Tsakouridis, cette appréciation doit être faite par la juridiction de renvoi.

Dans les relations bilatérales entre la Suisse et l’Union européenne, seules des mesures justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique peuvent limiter les droits octroyés par l’accord sur la libre circulation des personnes (art. 5, § 1, annexe I ALCP). La Suisse s’est notamment engagée en signant l’ALCP à avoir une législation équivalente à la directive 64/221 (art. 5, § 2, annexe I ALCP), qui définissait les conditions auxquelles les Etats membres étaient légitimés à invoquer la réserve d’ordre public. Dans l’Union européenne, cette directive a été abrogée par la directive 2004/38. Cette dernière et la jurisprudence y relative, s’agissant notamment des différentes protections renforcées contenues à l’article 28, paragraphes 2 et 3, ne sont pas juridiquement contraignantes pour la Suisse, ce qui ne manque pas de créer un décalage entre le régime de l’ALCP et les règles en vigueur dans l’Union. Par contre, en vertu de la directive 64/221, et conformément à la jurisprudence de la Cour de justice antérieure à la date de signature de l'ALCP rendue en application de cette directive, dont la Suisse s’est obligée de tenir compte (art. 16, § 2, ALCP), « l'existence de condamnations pénales ne peut, en elle-même, être automatiquement considérée comme une raison d'ordre public ou de sécurité publique » (art. 2 de la directive 64/221 et, par exemple, l’arrêt de la Cour de justice Calfa, du 19 janvier 1999, aff. C-348/96, Rec. 1999, p. I-11, § 24ss).

Le jugement de la Cour de justice, qui doit guider toutes les autorités des Etats membres de l’Union appelées à se prononcer sur une mesure d’éloignement, contraste fortement avec l’initiative simpliste et non conforme aux engagements internationaux de la Suisse qui a été acceptée par le peuple suisse lors de la votation du 28 novembre 2010 concernant le renvoi automatique des étrangers criminels.


Reproduction autorisée avec l’indication: Grisel Diane, "Mesures d'éloignement : de la nécessité d'un examen individuel à la lumière du principe de proportionnalité", www.ceje.ch, actualité du 30 novembre 2010